[Roger de Bussy-Rabutin ?]. Λεσ Αμουρσ δυ Παλαισ Ρουαλ [Les Amours du Palais Royal]. Manuscrit écrit en français crypté en lettres de l’alphabet grec. Dernier quart du XVIIe siècle. In-16 de [6], 122 ff. Maroquin fauve de l’époque, dos muet à 4 nerfs richement fleuronné, triple filet doré encadrant les plats avec le chiffre « MP » doré au centre d’un double rameau d’olivier ouvert, roulette dorée sur les coupes, tranches dorées.
Les 6 premiers feuillets présentent un écrit préliminaire en langue grecque, sans doute pour donner le change quant au contenu général du manuscrit, citant, entre autre, des vers du géographe Denis l’Africain à propos des colonnes d’Hercule : « ἐντα τε κὶ ςῆλαι περὶ τέρμαςιν Ηρακλεός εσασῖν μὲγα θαῦμα πάρ ἐσκαλοωντα γάδειρα Ηκίτε κὶ ἐς χαλκειος ὀυρανὸν εδραμε κίων », qu’André Valladier reprend dans son Labyrinthe royal de l’Hercule Gaulois paru en 1601, suivis de deux vers de traduction « Là se guindent au ciel, les colonnes d’Alcide : / Grand cas : l’une est d’airain à la rive Atlantide » (p. 205) ; quelques titres de paragraphe, en majuscules grasses, semblent être fantaisistes. Ces 6 feuillets se concluent par un vers tronqué de la XXVIIe Idylle des Bucoliques de Théocrite, « ΠΑΣΑΝ ΤΑΝ ΑΓΕΛΑΝ ΠΑΝΤ’[ΑΛΣΕΑ ΚΑΙ ΝΟΜΟΝ ΕΞΕΙΣ] », vers également cité par Valladier (p. 129) et traduit ainsi : « Tu auras tous les troupeaux / [Les forés & les coupeaux] ». Prononcé par Daphnis qui tente de séduire une jeune fille, il pourrait servir habilement d’exergue au texte, discours séducteur d’un Louis XIV, riche et puissant souverain, à la jeune Louise de La Vallière.
Les Amours du Palais Royal, pamphlet manuscrit qui circulait clandestinement, sera publié en Hollande vers 1667 sous le titre Histoire du Palais Royal. Les premières lignes de l’ouvrage – « Laissons un peu les intrigues des particuliers [« bourgeoise » dans notre ms.] pour nous entretenir des plus relevées et des plus éclatantes : voyons le Roi dans son lit d’amour avec aussi peu de timidité que dans celui de la justice ; et n’oublions rien s’il se peut, de toutes les démarches qu’il a faites » – incite à considérer cette satire comme la suite de l’Histoire amoureuse des Gaules de Bussy-Rabutin, dont des copies manuscrites avaient circulé dès 1663 et l’impression probablement à Liège en 1665 avaient envoyé son auteur à la Bastille. C’est d’ailleurs l’opinion du possesseur de notre exemplaire d’après sa note à la page de garde. Or, comme le note Gérard-Gailly, « on ne voit guère Bussy, auteur malgré lui mettre de l’huile sur le feu, et ajouter, dès sa prison, le Palais-Royal à son désastreux libelle. On ne le voit guère, durant toutes ses années d’exil, de son repentir et de son silence, implorer le pardon royal en produisant une série ininterrompue de petits papiers scandaleux sur les amours de Louis XIV, alors qu’il n’osait même pas laisser circuler ses Mémoires si pleins de fidélité monarchique ». De ce fait, l’auteur pourrait fort bien être Gatien de Courtilz de Sandras, à l’instigation du prince de Condé, blessé par le portrait peu flatteur que Bussy fait de lui dans son Histoire amoureuse et désirant ainsi se venger en lui attribuant une satire contre le roi et sa favorite. Quoiqu’il en soit, le texte, attribué à Bussy, sera réédité sous le titre de Le Palais royal ou les Amours de Madame La Valiere à partir de 1680 dans les Amours des dames illustres de nostre siecle, puis intégré en 1688 dans La France galante ainsi que dans le tome II de L’Histoire amoureuse des Gaules éditée en 1754 ainsi qu’en 1857.
Notre manuscrit reprend avec quelques variantes l’Amour des Dames illustres de nostre siècle, édité à Cologne en 1681, de la p. 66 à la p. 99 ; il s’achève par la lettre d’adieu du marquis de Vardes à la comtesse de Soissons à la suite de l’affaire de la Lettre espagnole. On y trouve la passion contrariée du monarque pour Marie Mancini, son coup de foudre pour Louise de La Vallière, sa séduction et leur liaison en butte aux intrigues de la Cour. A noter que la royale défloration de la duchesse est pudiquement censuré : « […] un sentiment que les hommes ont d’ordinaire que ce n’estoit que pour avoir la satisfaction de fia fia fia, cle cle cle, quid quid » (p. 30).
En tête, sur la première page de garde, dans une encre plus claire que celle du texte, figure la précision suivante concernant les risques liés à la détention de ce pamphlet : « Les amours du Palais Royal, écrit en caractères grecs, dans un temps ou l’on couroit des risques de le posséder en caractères ordinaires. / de Bussi rabutin / amours de Mde delavallière ». Ce qui expliquerait probablement l’absence de titre à la reliure. Les gardes inférieures, élégamment rédigé de la même main, présentent un acrostiche en rimes octosyllabiques suivies, également crypté en lettres grecques, sur le nom « René Moron de Larochetière de Zagagep [sic] ». Il s’agit probablement de René Moron de Rochetière, huissier ordinaire de Monsieur frère du roi, embastillé par lettre de cachet en avril 1689, puis transféré en 1691 à la citadelle de Besançon dans le cadre de l’affaire de Rouen, ainsi nommée parce que « les principaux coupables ont été arrêtés à Rouen, tant pour correspondances suspectes avec les pays étrangers que pour propositions faites et avis donnés contre la personne du roi, que pour le fait de complots, faussetés, maléfices, incendies, assassinats et autres crimes, circonstances et dépendance » ; Moron de Rochetière fut en outre condamné pour pratiques alchimiques et fausse-monnaie. (cf. F. Funck-Brentano, Les Lettres de cachet à Paris, étude suivie d’une liste des prisonniers de la Bastille (1659-1789), Paris, Imprimerie Nationale, 1903, p. 93, n° 1278 et p. 98, n° 3842). La mention « de Zagagep » serait de pure fantaisie, propre à égarer le lecteur indiscret. Il a vraisemblablement fait relier le manuscrit à son chiffre, « MP », le « P » étant en grec le rhô (r) majuscule, rognant légèrement court quelques feuillets, et annotant de sa main les pages de garde.
Acrostiche [Nous transcrivons en caractères français]
Rome n’eut jamais parasite
Egal à son rare mérite,
Ni meilleur support de Bachus
Et plus digne apor [fréquentation] de Venus
Manger, rire, baiser et boire,
On n’a jamais veu dans l’histoire
Rien qui lui puisse être pareil.
Omer [Homère] ennemi du soleil [allusion à sa cécité ?]
N’eut jamais si grande science
Démosthène avec sa prudence
Est à ses pieds un mirmidon
Laurens Valla n’eut pas le don
A son égal de l’éloquence ; [Lorenzo Valla (1405-1457), humaniste italien qui enseigna l’éloquence à Pavie]
Romulus plein de suffisance
Ovide galant et maron [sic]
Comme léloquent cicéron
Horace poète lyrique
Et thérence et plaute comique
Tertulien sont aujourdhui
Ignorants à legal de lui
Et que lon fouille dans leur poche
Rien de ce grand homme n’approche.
Escobart n’eut rien de si fort. [Antonio de Escobar y Mendoza (1589-1669), prêtre jésuite espagnol, écrivain moraliste et prédicateur de renom ; ses œuvres complètes remplissent quatre-vingt-trois volumes.]
De tout il se fait un renfort
En morale comme en logique
Zenon lui cède la pratique
Aristote et ses cheveux gris
Gagneroient mal sur lui le pris
Avicenne ainsi quipocrate [Hippocrate]
Grands empoisonneurs de la rate
Et les plus cellebres anciens
Près de lui ne sont que des chiens.
De la bibliothèque des comtes Henry (1898-1937) et François Chandon de Briailles, avec leurs vignettes ex-libris. Trace d’ex-libris gravé sur cuivre armorié ancien au contreplat supérieur. Vignette estompée aux armes à rapprocher de celles de Nicolas de Lézandevez, sieur de Rubian en Plogonnec, noble de Bretagne au XVIIe siècle, en décharge à la 3ème garde supérieure, très estompées. (O.H.R. 2335).
Quelques épidermures. Bon exemplaire cependant de ce rare manuscrit pamphlétaire crypté et clandestin.
2 800 €