Voltaire (1694-1778). Lettre signée « Voltaire », Château de Ferney, 29 janvier 1765, à « Monsieur » [André Gallatin le jeune, syndic de Genève]. 2 pp. bi-feuillet in-4°. Avec son enveloppe rédigée de la même main : « A Monsieur / Monsieur le Sindic De La / Garde etc / A Genève », et, au dos, le rare sceau de cire rouge aux armoiries de Voltaire, d’azur à 3 flammes d’or.
Exceptionnelle lettre à notre connaissance inédite, dans laquelle le philosophe craint pour ses biens aux Délices et à Ferney, ironise contre Rousseau et se mobilise à la tête d’une milice qu’il forme pour l’occasion, malgré ses soixante-dix ans et son peu de courage. Le tout dans son style inimitable, léger, brillant et caustique à l’occasion.
Le destinataire de la lettre, André Gallatin (1700-1773) fut citoyen de Genève (1725-1773), membre du Conseil des Deux-Cents (1728-1748), auditeur de justice de Genève (1733), sautier de Genève (47e, 1743-1747), conseiller du Petit Conseil (1748-1773), syndic de Genève (1753, 1757, 1761, 1765, 1766, 1767), et premier syndic de Genève (1771).
Le bailli de Nyon et le maire de Gex, Louis-Gaspard Fabry, auront sans doute donné avis à son correspondant « qu’une bande de vagabonds passa hier par nion, et dit dans un cabaret qu’ils allaient se rassembler et piller dans nos cantons ».
Voltaire donne une description assez précise de deux d’entre eux, Matthieu et Lamain puis rend responsable Rousseau des exactions de ces scélérats.
« Apparemment que ces messieurs ont passé par moutiers travers [le village de Môtiers dans le Val-de-Travers où résidait Rousseau depuis 1762], où ils ont apris que tous les hommes sont égaux, et tous les biens communs, et en attendant que l’un d’eux se marie à la fille du boureau, comme cela est recommandé dans Emile, j’espère que vous aurez quelque générosité pour eux. » Il a fait la patrouille cette nuit vers sa maison et celle des ses voisins.
« J’ai mis cette nuit une douzaine de poltrons sous les armes, à la tête desquels j’étais. » [Voir la description de sa petite troupe dans la lettre du 28 adressée à Fabry (lettre n° 8688).] Et il s’inquiète pour sa demeure des Délices : « Permettez-moi de recommander à vos bontés les Délices où il y a beaucoup de meubles » ainsi que pour celle de son voisin Pictet. Et, avant de signer, il conclut avec beaucoup d’humour :
« J’ai l’honneur d’être avec un peu de terreur panique et beaucoup de respect ».
Dans une lettre datée du même jour, Voltaire informe Louis-Gaspard Fabry, du passage d’une troupe de contrebandiers à cheval, et qu’ « il a écrit en conséquence au syndic de la garde de Genève ». (Correspondance, Bibl. de la Pléiade, lettre n° 8693), et il écrit de nouveau le soir qu’il s’agirait de quatre-vingts contrebandiers conduits par la sœur de Mandrin, le fameux contrebandier exécuté à Valence en 1755 (lettre n° 8694). Cette inquiétude s’explique par les minutes du Consistoire de Genève daté du 30 janvier : « On a lu une lettre de seig[neu]r bailli de Nyon du 29 de ce mois […] sur un rendez-vous que des scélérats s’étaient donnés à Nyon pour aller de là piller un château en France, lesquels étant allés à Nyon ont pris la route de Joigne et de Pontarlier, ce dont le dit sei[gneu]r bailli a donné avis à Gex, à Saint-Claude et à Pontarlier ». Voltaire s’inquiète non seulement pour son château de Ferney, où il réside, mais aussi pour sa demeure des Délices, près de Genève, qu’il est sur le point de vendre au banquier Jean-Robert Tronchin.
Voltaire ironise sur les idées développées par Rousseau dans ses deux ouvrages célèbres parus en 1762 : il incrimine Le Contrat social, quant à l’Egalité et la notion de Bien commun, et raille l’Émile quant à ses considérations sur le mariage développées au Livre V, faisant référence à un passage dans lequel le philosophe du Val-de-Travers se laisse quelque peu emporter : « Voulez-vous prévenir les abus et faire d’heureux mariages ? Etouffez les préjugés, oubliez les institutions humaines et consultez la nature. […] l’influence des rapports naturels l’emporte tellement sur la leur [celle des rapports conventionnels] que c’est elle seule qui décide du sort de la vie, et qu’il y a telle convenance de gouts, d’humeurs, de sentimens, de caractères qui devroit engager un père sage, fut-il Prince, fut-il monarque, à donner sans balancer à son fils la fille avec laquelle il auroit toutes ces convenances, fut-elle née dans une famille déshonnête, fut-elle la fille du Bourreau. » (Œuvres complètes, Bibl. de la Pléiade, tome IV, pp. 764-765).
Rousseau sera finalement chassé de Môtiers par ses habitants en septembre 1765 et trouvera refuge à l’île Saint-Pierre sur le lac de Bienne.
Manque à la Correspondance éditée dans la Bibliothèque de la Pléiade.
Sur l’enveloppe, une autre main a noté anciennement à l’encre noire « Lettre de Voltaire / 1767 [sic] », et une ligne a été tracée au crayon.
vendu