Voltaire (1694-1778). Lettre autographe signée « Voltaire », Château de Ferney, 30 mars 1761, aux « comédiens du roy ». 1 p. in-4°.
Belle lettre diplomatique que Voltaire adresse à la troupe de la Comédie-Française concernant la reprise de Tancrède, son dernier grand succès au théâtre.
Créée l’année précédente, la pièce avait été reprise le 26 janvier, puis représentée à nouveau avec succès le 7 mars et du 2 au 27 avril 1761. Or, Voltaire, très exigeant sur la représentation de son théâtre, réagit à l’édition que Prault fit paraître de Tancrède, à laquelle les comédiens devaient se conformer, malheureusement « point imprimé tel que je l’ai fait […] entièrement altéré et d’une manière qui, dit-on, me couvre de honte », comme il l’écrit au comte et à la comtesse d’Argental le 29 mars, la veille de notre lettre. Il transmet donc ses recommandations aux comédiens par l’intermédiaire de son ami le grand tragédien Lekain, sociétaire de la troupe.
« Je prie Messieurs les comédiens du roy qui me font l’honneur de représenter mes ouvrages de vouloir bien se préter aux arrangements des roles que M lekain leur presentera de ma part, en les remerciant de leur zele, des soins dont ils m’honorent et en les assurant de l’estime infinie que j’ay pour leurs talents et du regret que j’ay de n’en être pas le témoin et de ne leur pas témoigner de bouche les sentiments avec lesquels j’ay l’honneur d’être leur tres humble et tres obeissant serviteur. Voltaire
au château de ferney 30 mars 1761 »
Tancrède, tragédie en cinq actes et en vers, fut donnée pour la première fois sur le Théâtre de la rue des Fossés à Paris, le 9 mars 1760. Voltaire avait été fort contrarié des libertés prises par les comédiens, « une soixantaine de vers de leur crû assez aisés à reconnaitre », « presque chaque acteur s’étant donné la liberté d’arranger son rôle à sa fantaisie pour faire valoir ses talents particuliers au dépens de la pièce » (à Prault, 16 décembre) ; comme il l’écrivait à D’Alembert le 8 octobre : « Je vous prie […] de ne pas croire que j’aie fait Tancrède comme on le joue à Paris. Les comédiens m’ont cassé bras et jambes. Vous verrez que la pièce n’est pas aussi dégingandée. Heureusement le jeu de Mlle Clairon a couvert les sottises dont ces messieurs ont enrichi ma pièce pour la mettre à mon ton. » Craignant une impression conforme à la leçon des comédiens, il « passe le jour et la nuit à la corriger d’un bout à l’autre », et pense qu’il sera convenable de la reprendre à la Saint-Martin. « On sera obligé de transcrire de nouveaux tous les rôles. Il n’y en a pas un seul où je n’aie fait des changements » (à la comtesse d’Argental, 18 octobre). « J’espère qu’à la reprise, ils joueront ma pièce et non pas la leur. Ils me doivent cette petite condescendance puisque je leur ai donné le produit des représentations et de l’impression » (à Thieriot, 19 octobre). Le 26 octobre, il écrivait à Lekain : « vous trouverez une différence de plus de deux cents vers ; je demande instamment qu’on la rejoue suivant cette nouvelle leçon […] il sera nécessaire que chaque acteur fasse recopier son rôle, et il n’est pas moins nécessaire de donner incessamment au public trois ou quatre représentation avant que vous mettiez la pièce entre les mains de l’imprimeur [Louis-François Prault] ; ne doutez pas que si vous tardez, cette tragédie ne soit furtivement imprimée ; il en court des copies ; on m’en a fait tenir une horriblement défigurée, et qui est la honte de la scène française. » Puis, le 16 décembre, il lui recommandait de se conformer à l’édition de Prault comportant plus de deux cents vers différents de ceux de la première représentation. Déjà, le 20 mars 1761, peu de temps avant notre lettre, il écrivait aux comédiens de la Comédie-Française « de vouloir bien se prêter aux arrangements des rôles de Tancrède ».
Voltaire, avec plus d’une cinquantaine de pièces, fut l’un des auteurs les plus joués à l’époque ; la Comédie-Française, qui avait inscrit trente de ses pièces à son répertoire, dont huit parmi les plus grands succès au Français dans la première moitié XVIIIe siècle, fit son apothéose le 30 mars 1778.
Henri-Louis Cain, dit Lekain (1729-1778), l’acteur le plus apprécié de Voltaire qui le surnommait affectueusement « Roscius » ; il avait fait ses débuts au Français en 1750 dans la tragédie du maître de Ferney, Brutus, tenant le rôle de Titus. Il fut l’un des meilleurs tragédiens de son temps, novateur notamment dans les effets théâtraux et scéniques. Il joua en la compagnie de Voltaire aux Délices et à Ferney où il était régulièrement invité ; Voltaire l’attendait d’ailleurs à Ferney le 19 mars, en vain.
Publiée dans la Correspondance, Bibliothèque de la Pléiade, lettre n° 6563, vol. VI, p. 327.
Petite déchirure en marge de la pliure, anciennement restaurée.
12 000 €