Jean-Louis Barrault (1910-1914). Lettre autographe signée « Ton pauvre Barrault », Dijon, le 4 mars 1933, à son « vieux Tosi » [Guy Tosi, futur directeur littéraire des Éditions Denoël ; il fut l’éditeur, entre autres, de Céline, Cendrars, Malaparte et Miller], avec 9 caricatures au crayon gris. 4 pp. in-4°. En-tête du « Grand Café. Restaurant. Rue du Château (Près de la Poste). Dijon. »
Jean-Louis Barrault, en garnison à Dijon, désœuvré et furieux de voir sa permission supprimée, se venge en élaborant un menu surréaliste et grinçant, illustré de caricatures.
Mon vieux Tosi
Il y a bien longtemps que je n’ai bavardé avec toi et tu ne peux savoir à quel point je le déplore !..
Si je cristallise à l’instant « to » l’atmosphère voici ce qui peut rouler dans le creux de main, comme un menu somptueux d’un restaurant de choix : un pailleté de gens pivotant sur leurs axes arthritiques parmi un velouté de fumée de tabac
une glace mi-général, mi-capitaine, avec en guise de prâlines un vieux restant de 24Heures « type » permission, le tout baignant d[an]s un liquide noir-cafard. Cet entremet est en l’honneur de ma permission supprimée aujourd[’hui] résultant, non de ma mauvaise conduite, mais du fonctionnement relativement mauvais en ce moment de l’estomac du général de corps d’armée.
une capote au bleu
un feuilleté de fascicules de mobilisation de toutes les couleurs et de tous les parfums : ô Huysmans !
enfin une vaste salade contenant toutes les espèces : « salade maison » : originaire cresson poussant dans les rigoles humides de matière grise.
Vins années 1930-31-32 du clos Dancourt malheureusement un peu passé depuis qu’on l’a mis en bouteille le 20 octobre dernier.
etc etc…. Voilà un point de départ d’où je pourrais partir pour divaguer sans fin, pour éjaculer grossièrement mes élucubrations mentales et tracer une ligne qui proscrirait les angles, véritable macaroni éperdument long et monotone, espèce de père-la-colique qui finirait par s’asseoir au sommet de ses spirales, ventable [sic] espèce de peau de serpent desséchée, obligatoire abandon, triste et solitaire (laissez-moi m’endormir du sommeil de la Terre !) que tout individu qui évolue doit déposer entre deux pierres, véritable espèce du genre de style de …. Et voilà : Seigneur ! Vous m’avez fait puissant mais solitaire ! [A. de Vigny. Poèmes antiques et modernes. Moïse. « Je vivrai donc toujours puissant et solitaire ? / Laissez-moi m’endormir du sommeil de la terre. »]
ou en style 20e siècle, on m’ a interdi tout embrayage aussi mon moteur s’emballe, dans un tourbillon, croissant, sur lui-même ; et si l’Instant Présent épinglait une seule image de cette bande de film folle, l’épinglait sur le mur comme un papillon multicolore, il y verrait une forme de fœtus se regardant la nuque et se fouettant les reins de son cordon ombilical.
etc etc…
Attends que je me relise pour me vexer ! Et ainsi mortifié, je préfèrerai sans doute imiter le journaliste, au lieu du poète (sic !). Dans le fond je n’imite personne [;] devant toi je me décontracte. Sur l’autel de l’amitié, en ton honneur, je brûle mes excréments cérébraux ! (Il s’en est dégagé une odeur de lavande comme d’une vieille armoire provençale aux piles de drap blanc !)
Alors ! Je me relis… bonsoir !…
Me revoilà :
[suivent 7 caricatures au crayon gris, puis 2 au verso parmi lesquelles il nous semble reconnaitre Darius Milhaud, James Joyce et Jean Anouilh].
Je ne sais plus quoi te dire car vraiment la vie que l’on appelle communément réelle manque de charme. Je ne suis toujours pas mal au recrutement, je vais passer « première classe », cela m’évitera les corvées. J’avais jusqu’alors toutes les permissions que je voulais, mais ça n’a pas l’air de vouloir continuer. Enfin je suis toujours très bien avec Dullin qui est toujours très gentil. [Charles Dullin. Il fut son élève dès 1931, puis acteur de sa troupe de 1933 à 1935]. Je me porte bien et peut-être vais-je traiter une affaire de ciné ces jours-ci.
Je lis le plus possible. J’apprends toujours le chant. J’ai essayé d’apprendre le Hautbois mais alors le temps me manque et je vais me voir obligé de l’abandonner.
J’attends de tes nouvelles, plus équilibrées que les miennes.
Toute mon amitié. Ton pauvre Barrault…
…qui se dégoûte, mais alors ne peut plus se sentir à de certains moments. Snob, poseur, cabotin, creux, espèce de ballon des galeries Lafayette, ainsi je m’apparais en ce moment.
Exceptionnelle lettre dans lequel J. L. Barrault laisse aller sa verve, rageuse mais néanmoins très poétique.
Vendu