Magnifique et émouvant hommage d’Étienne Carjat à Victor Hugo. Fortement ému, le photographe, par pudeur, quitte la chambre mortuaire sans prendre de cliché et compose un splendide poème en l’honneur du poète décédé.

Carjat, poème à Hugo lors de son décès

 

 

Étienne Carjat (1828-1906). Victor Hugo, portrait photographique en buste vers 1872. Épreuve d’époque sur papier albuminé (15,5 x 20,5 cm) montée sur carton, dans son encadrement de deuil de l’époque (32 x 42,5 cm), en velours noir, portant au dos l’étiquette de P. Hombert Fils, 37 rue de Laval, Paris. [Le velours est très usé et insolé, ne présentant principalement que la trame avec de nombreux manques laissant apparaître le bois].

 

Carjat, poème à Hugo lors de son décès

 

Légendé par un poème original autographe signé « Etienne Carjat », [Paris], « 23 Mai 1885 », « A Madame Alice [sic] Ménard-Dorian ». [Papier en grande partie insolé, quelques taches sur la photographie].          

 

J’ai pu voir ce matin, pour la dernière fois,

Le Titan foudroyé par  la mort imbécile

Et l’œil mouillé, pensant aux vigueurs d’autrefois,

J’ai contemplé longtemps son cadavre immobile.

 

Sur son lit tout jonché de rameaux et de fleurs

Qu’éclairait par degrés la rayonnante aurore,

Son large front pâli qu’avaient baigné les pleurs

De tous ceux qu’il aimait, semblait penser encore.

 

Sa grande face auguste où brillait, par moment,

Quelque rose lueur de la lumière amie,

Sur le blanc oreiller s’enlevait puissamment

Dans le calme éternel [,] à jamais endormie.

 

Sa paupière abaissée avait l’air de voiler

Comme s’il sommeillait, son ardente prunelle ;

De sa bouche mi-close il semblait s’envoler

Quelques vers oubliés chantant dans sa cervelle.

 

Devant ce corps sacré, vieil artiste ingénu

Pris soudain de pitié pour ma tâche discrète,

J’oubliai tout-à-coup pourquoi j’étais venu,

Ne songeant plus qu’à l’homme, au penseur, au poète ;

 

Et l’ayant salué comme un dieu sur l’autel,

Laissant Gleyse [sic], Bonnat, et Dalou cœur de flamme,

Reproduire les traits du grand mort immortel,

Dans un adieu muet, j’ai mis toute mon âme !

 

23 mai 1885         Étienne Carjat

 

Émouvant poème inédit de six quatrains en alexandrins d’Étienne Carjat, (1821-1906). Ce vibrant hommage du photographe au poète a été écrit le lendemain de la mort de Hugo ; Carjat fut si ému qu’il ne put prendre le cliché prévu. Il avait été très lié avec Hugo ; de 1860 à sa mort l’écrivain venait régulièrement poser chez lui, et il photographia également ses proches. Poète lui-même (il fut l’ami de Baudelaire et membre des Vilains Bonshommes en compagnie de Verlaine et de Rimbaud), Carjat a composé une série d’odes en hommage à Victor et à Juliette. Il dédia à Hugo son propre recueil de poésies publié en 1883, Artiste et Citoyen, précédé d’une lettre élogieuse de l’auteur des Misérables.  

E. Carjat, Autoportrait photographique, vers 1865.
E. Carjat, Autoportrait photographique, vers 1865.

L’encadrement de la photographie est d’époque, car la rue de Laval où est situé l’encadreur Hombert, ne deviendra la rue Victor-Massé qu’en 1887. Carjat avait son atelier non loin de là, rue Notre-Dame de Lorette. Il est probable que le photographe ait lui-même fait encadrer son œuvre avant d’en faire présent à Louise-Aline Ménard-Dorian (1850-1929), républicaine et anti-cléricale acharnée qui tînt salon rue de la Faisanderie, où elle reçut Zola, Daudet, les frères Goncourt… Elle avait été l’une des modèles pour Madame Verdurin dans À la recherche du temps perdu.

Victor Hugo en famille, Hauteville-House, 1878
Victor Hugo en famille, Hauteville-House, 1878.
Aline Ménard-Dorian et sa fille Pauline sont à l’extrême droite.

Le poète et les Ménard-Dorian étaient très liés, comme en témoigne Léon Daudet en 1914 : « Le point lumineux pour ma mémoire, de cette époque, c’est l’entrée de Victor Hugo qui venait voir danser ses petits-enfants, dans tout l’éclat de l’auréole du grand-père et de leur radieuse jeunesse. Il y avait ce soir-là, chez les Ménard-Dorian, tous les noms de la littérature, de l’art et de la politique républicaine. A l’arrivée de l’auguste vieillard aux yeux bleu profond, ayant déjà la sérénité des heures dernières, on fit la haie, respectueusement. Des boîtes dissimulées dans le plafond s’ouvrirent, laissant pleuvoir des pétales de roses […] Un petit orchestre dissimulé joua l’Hymne à Victor Hugo de Saint-Saëns. C’était une discrète apothéose d’un goût parfait » (Fantômes et Vivants). Pauline, la fille d’Alice, épousera Georges Hugo, petit-fils du poète, le 20 mars 1894.

A la mort de Victor Hugo, les artistes se pressent autour du défunt, comme l’exige en pareille occasion la tradition du portrait mortuaire. Le 24 mai 1885, on peut lire à la une du journal Le Rappel : « Le portrait de Victor Hugo sur son lit de mort a été fait hier : en buste, par M. Dalou ;

Dalou, Hugo sur son lit de mort.
Dalou, Hugo sur son lit de mort. (coll. du Musée d’Orsay).

en peinture, par M. Bonnat ;

Hugo par Léon Bonnat

en dessin, par M. Léon Glaize. Aujourd’hui, Victor Hugo sera photographié par MM. Nadar et Étienne Carjat ». Le 25 mai, Le Rappel mentionne seulement Nadar comme photographe : « Victor Hugo mort a été photographié hier matin par Nadar. MM. Dalou et Bonnat ont achevé le buste et le portrait peint. La tête de Victor Hugo a été moulée. […] M. Léon Glaize, qui, la veille, avait dessiné la tête, a peint hier la chambre ».

Les derniers moments de Victor Hugo, le 22 mai 1885
Les derniers moments de Victor Hugo, le 22 mai 1885
(composition de M. Adrien Marie, avec l’aide des photographies de M. Nadar)
Aline Ménard-Dorian est la deuxième personne en partant de la gauche.

Aimé Jules Dalou, qui achevait à cette époque le gisant d’Auguste Blanqui, concevra un projet de monument à Victor Hugo au Panthéon (1886), qui ne sera pas réalisé. L’un des portraits les plus célèbres de l’écrivain est celui que Bonnat acheva en 1879.

Victor Hugo par Léon Bonnat, 1879.
Victor Hugo par Léon Bonnat, 1879.

Un autre tirage de la même photographie, avec seulement 4 vers autographes signés par Carjat, a été adjugé 46 600 € par la maison Christie’s en avril 2012. https://www.christies.com/en/lot/lot-5543907

Exceptionnel document.

45 000 €