Pierre Joseph Proudhon (1809-1865), lettre autographe signée, [Ixelles], 15 février 1862, à Gustave Chaudey. 3 pp. bi-feuillet in-16. Adresses au dos « a Monsieur / Gustave Chaudey, avocat à la cour impéri / ale de la Seine, rue de Grenelle, / St. Germain, 102, Paris. »
Belle lettre non expurgée ; en effet, Langlois l’a éditée, mais en rectifiant et omettant des passages peu amènes de Proudhon sur la Pologne, les quotidiens Le Temps et La Presse, Louis Ulbach, Jules Simon et Victor Hugo, probablement pour ménager la mémoire du philosophe, Langlois ayant été son ami puis son exécuteur testamentaire.
L’écrivain évoque son désir de rentrer en France, son travail sur la propriété littéraire (les Majorats littéraires), ses critiques virulentes adressées à Ulbach et à la Société des gens de lettres ainsi qu’au gouvernement français, ses calculs éditorialistes ainsi que les frères Garnier, ses travaux sur la Pologne et les Polonais au sujet desquels il est des plus cyniques, et enfin les Misérables de Victor Hugo qu’il ne peut s’empêcher d’égratigner au passage !
Gustave Chaudey, né à Vesoul le 5 octobre 1817 et fusillé à Paris 5e le 23 mai 1871, est un avocat, homme politique et journaliste français. Journaliste à La Presse dès 1845, il seconde Lamartine et soutient Cavaignac au début de la Deuxième République. Après la victoire de Louis-Napoléon Bonaparte à l’élection présidentielle, Chaudey se fait inscrire au barreau de Vesoul ; il fut un opposant au coup d’État du 2 décembre 1851. En 1865, il sera l’un des exécuteurs testamentaires de Proudhon, qu’il avait défendu lors d’un procès en 1858 (à la suite de sa publication de De la justice dans la Révolution et dans l’Église).
Cher ami,
Reçu et dévoré votre tant bonne lettre du 2 février. Pourquoi faut-il que vous ayez tant de besogne ? qu’il me serait doux de causer avec vous plus souvent ! Mais patience : cet exil aura sa fin ; la Belgique ne m’offre plus d’intérêt, et si ce n’est pas la nostalgie qui m’en chasse bientôt, ce sera l’ennui.
Mon travail sur la propriété littéraire s’est allongé plus que je ne croyais. Cela fera de 100 à 120 pages. J’ai traité la question économique à fond ; j’y ai ajouté des considérations d’esthétique et de droit public.
Je puis vous répéter que les Passy, les Simon [« les Simon » manque à Langlois], les Laboulaye et tutti quanti n’entendent pas le premier mot de la chose ; que votre Ulbach est un muffle [sic] [Langlois remplace « muffle » par « faiseur de paradoxes »], la commission une pétaudière, et la société des gens de lettres une étable.
Malheureusement, je ne crois pas que rien arrête le gouvernement, appuyé par la fausse démocratie. C’est une fantaisie qu’on veut se passer, comme le libre échange qui fait crever des milliers d’ouvriers français. Mais j’aurai du moins le plaisir de faire ouvrir les yeux aux esprits solides, et de mettre en garde les états voisins….
J’écris à MM. Garnier, à qui je pense envoyer mon manuscrit jeudi prochain. Pourvu que la discussion ne vienne pas avant un mois, il suffit. Dans le cas contraire, je devrais supprimer ma publication. Dites donc de vive voix à Gouvernet, qui vous remettra ce billet, et me fera part de votre réponse, si vous pensez bien positivement que le projet ne sera pas porté au Corps législatif avant la fin de la session.
Gouvernet fera la même demande pour moi à Darimon.
Vous craignez que ma théorie de la propriété ne nuise à mon travail sur la Pologne, et que ces deux questions ne se gênent. Rassurez-vous. Je n’aurais pas fait un livre sur la Pologne pour le plaisir de démentir M. Peyrat, et de prouver aux polonais qu’ils sont bien morts [« bien morts » remplacé par « dans une fausse voie »].
Je cherchais dans l’histoire une suite qui pût me servir d’encadrement pour ma théorie, quand la discussion entre Elias Regnault et moi a éclaté dans la presse ; et j’ai vu à l’instant que la Pologne était justement ce qui me convenait le mieux.
La fin [« la fin » remplacé par « Les péripéties »] de cette nationalité n’est [« n’est » remplacé par « ne sont »] ici qu’un accessoire, un fait de démonstration ; le fond de l’ouvrage, c’est l’idée.
Au reste, tout ce que je pourrais ici vous dire ne vous donnerait qu’une idée fausse de mon [tra]vail ; ainsi n’en parlons plus.
Comment trouvez-vous le résultat de la discussion sur l’élection de M. Pamard ? Pouvez-vous avoir foi à ce système ou sur 10,000,000 d’électeurs, 6 millions [6,000,000 chez Langlois] votent ; et sur 6 millions [même remarque] de votants, les quatre cinquièmes, obéissent à l’inspiration du gouvernement.
Que le Temps me pue ! [me pue : me dégoûte, me répugne (vieilli)] encore plus que la presse. [les deux phrases entièrement supprimées].
On travaille ici à force à l’impression du roman de V. Hugo, les Misérables. – Quelqu’un m’assure que si ce n’est pas misérable, ce n’est pas Surhumain. Nous verrons bientôt. [Les deux phrases : « Quelqu’un » à « bientôt » supprimées.]
A vous, et à bientôt,
P.-J. Proudhon
P.S. J’oubliais le plus important. Ce sont les Garnier qui vont publier mon travail sur la prop. Littéraire. Vous ne refuserez pas, en cette occasion, s’il y a lieu, de leur donner, à mon intention, votre avis.
Reproduite avec des variantes, corrections et omissions dans la Correspondance de Proudhon éditée par J.-A. Langlois en 1875 (t. XI, pp. 360-362).
Manque aux Lettres inédites à Gustave Chaudey et à divers comtois [par] Pierre-Joseph Proudhon édité par Édouard Droz en 1911.
Petit manque affectant la moitié d’un mot sans nuire à la compréhension, petite déchirure sans manque anciennement restaurée.
Vendu