Précieux document établi peu de temps avant la prise de la Bastille, lien émouvant entre trois lieutenants des Gardes Françaises, le marquis de Thuisy, le comte Constant de Suzannet, et le marquis de Barville, frères d’armes restés fidèles au roi, dans une reliure prestigieuse du comte de Caumont

Gardes Françaises juin 1789

 

Gardes Françaises juin 1789

 

[Marquis de Thuisy]. État du Régiment des Gardes Françoises du Roy au mois de Juin 1789. [Paris, 1789]. Manuscrit in-16 de [1], 7 bl., 93 pp., 13 ff. blancs. Maroquin bleu à grains longs, dos long richement orné, plats ornés d’encadrement de filets et roulettes dorés avec un motif à l’éventail en écoinçon, supra-libris doré au plat supérieur dans un cercle doré stylisé, filet doré sur les coupes et les chasses, gardes roses, tranches rouges. (Comte de Caumont, Londres, avec son étiquette).         

Les Gardes Françaises devaient rallier le peuple de Paris et, après leur dissolution, nombre d’entre eux formèrent l’ossature de la Garde Nationale et participèrent activement à la prise de la Bastille. Rédigé quelques semaines, voire quelques jours avant ces évènements, cet Etat des Gardes Françaises constitue un exceptionnel document.

Manuscrit du marquis de Thuisy qui porte son nom doré au plat supérieur. Entré dans le Régiment en 1767, Jean-Baptiste Charles Goujon de Thuisy (1751-1834) était alors lieutenant en premier aux Gardes Françaises depuis 1788, dans la compagnie de Brache, rue de Popincourt ; chevalier de Malte, il figure aux pp. 27 et 50.

Gardes Françaises juin 1789

En face de certains noms, il a tracé « cette marque :+: [qui] désigne ceux qui ont été guillotinés »

Gardes Françaises juin 1789

et a précisé, p. 85, « en 1823, j’ai sçu de Mr de Barville, ancien lieutenant aux gardes, que 66 sergents du régiment n’ont point pris parti dans la Garde nationale, et sous sa dictée, j’ai marqué en marge par des numéros les noms des sergents qui sont venus joindre le corps des hommes d’armes en 1771 [lire 1791] à Coblents ».

Gardes Françaises juin 1789

15 sergents sont signalés, dont le 1er, « Noël a été fusillé à Quibéron »,

Gardes Françaises juin 1789

et le 15ème, André, ajouté à la liste, « sergent de la musique » est suivi de « 2 grenadiers, dont un, Julien, est officier aux chasseurs britanniques. »

Gardes Françaises juin 1789

François-Louis de Barville (1749-1836) était lieutenant en premier dans la compagnie Bocquensay, rue Poissonnière (p. 30). Il fut député de la noblesse du bailliage d’Orléans aux États généraux le 2 avril 1789.

A noter que le futur maréchal d’empire Lefebvre figure bien sur l’Etat, p. 32, son nom orthographié « Lefèvre », en tant que 1er sergent de la compagnie Vaugiraud, à la Courtille. Tout un symbole !

Fils de Louis François Goujon, marquis de Thuisy, conseiller au parlement de Paris, sénéchal héréditaire de Reims, et de Marie Louise Le Rebours, Jean-Baptiste Charles Goujon de Thuisy entra au service de la Dauphine en qualité de page le 1er avril 1766 avant d’être admis page de la Petite Écurie en février 1767. Entré aux Gardes Françaises, il fit ensuite ses caravanes à Malte en 1771 et 1773. Lieutenant en second le 16 avril 1780, il fut élu suppléant de la noblesse pour le bailliage de Reims aux Etats Généraux le 27 mars 1789. Émigré en 1792, il servit à l’armée des princes avant de se rendre en Angleterre d’où il rentre avec les Bourbons qui le nomment maréchal de camp à titre honoraire le 7 août 1816. (Prévost et Roman d’Amat, Dictionnaire de biographie française, t. XVI, col. 731-732).

Gardes Françaises juin 1789

Le manuscrit, d’une écriture fine et élégante, comprend une légende titrée avertissement (p. 2), les noms des 30 compagnies, leurs lieux de casernement, leurs anciens et nouveaux officiers et leurs sergents (pp. 3 à 32, les pp. 33 et 34 vierges), l’état-major de M. le duc du Chatelet (pp. 35 à 39, p. 40 vierge), le Conseil d’administration (p. 41 et 42, avec la liste des Maréchaux de camp du 6 avril 1788, pp. 43 et 44 vierges), les capitaines, lieutenants en premier puis en second, sous-lieutenants de même, enseignes, suivant leur anciennetés (p. 45 à 67), l’état des bataillons pour le service de Paris (pp. 68 et 69), les tours pour marcher en campagne (pp. 80 et 81), sergents (pp.72 à 86), manutention (pp. 87 et 88), Hôpitaux, aumôniers, recrues, artillerie et corps de garde (pp. 89 à 91), emplacement des casernes (pp. 92 et 93).

Reliure du comte de Caumont  Reliure du comte de Caumont

Le manuscrit est luxueusement établi par Auguste-Marie, comte de Caumont (1743-1839), relieur à Londres pendant la Révolution, comme l’indique son étiquette : « N° 1 Frith Street, Soho Square ».

Comte de Caumont relieur

De petite noblesse, lieutenant de roi pour le château et la ville de Dieppe à la Révolution, il émigre en 1791, et s’établit comme relieur à Londres, dans le quartier de Soho, en 1797 au 3 Poland Street, puis en 1800, au 39 Gerrard Street et enfin en 1803 au 1 Frith Street, jusqu’en 1814. Dans son atelier réputé, il emploiera jusqu’à cinq ouvriers, dont L. Cordeval, et Christian Kalthoeber (de 1807 à 1814), sous-traitant à l’occasion à Herring. L’aristocratie anglaise et les émigrés français, tels le marquis de Thuisy ou Cléry, font appel à ses services.  Ses reliures sont conservées dans des institutions prestigieuses (Fitzwilliam Library, Cambridge, British Library, Boddleian Library, Bibliothèque Nationale de France…). 

En 1814, il accompagne le Comte de Provence qui rentre en France. Il sera alors promu lieutenant-général, et grand-croix de l’ordre de Saint-Louis. Il se retirera peu après dans son château du Bois Clieu à Derchigny où il mourra en 1839, à l’âge de 90 ans.

De la bibliothèque d’Alain de Suzannet, avec son ex-libris gravé par Agry.

Comte de Suzannet

Le comte Alain de Suzannet (1882-1950) fut un bibliophile suisse éclectique dont les très belles collections allaient d’ouvrages illustrés du XVIIIe à Charles Dickens en passant par Töppfer et l’alpinisme.

Son arrière-grand père fut le général Constant de Suzannet (1772-1815), cousin germain de Henri de la Rochejaquelein, lui-même chef chouan. Il était surnuméraire aux Gardes Françaises en juin 1788, dans la compagnie de La Selle, faubourg Saint-Jacques (voir p. 17 de notre Etat).

Constant de Suzannet
Comte de Suzannet, peinture de Jean-Baptiste Mauzaisse.

Lorsque ce régiment, ayant pactisé dès juillet 1789, avec les révolutionnaires, est dissous, il se retire à La Chardière. Il émigre avec ses parents et prend part à la campagne des princes en 1792. En 1794, il est nommé lieutenant et participe à l’expédition de Quiberon (1795). En juillet suivant, il débarque en Vendée et rejoint Charette qui fait campagne dans le pays de Retz. Le général l’attache à son état-major et le nomme par la suite chef de division. Il est chargé de plusieurs missions importantes dont une auprès de Stofflet. En janvier 1796, il accompagne en Angleterre les envoyés des Vendéens auprès du gouvernement britannique et du comte d’Artois. Il revient en France en mars et après quelques combats en Bretagne regagne la Vendée peu de jours après la mort de Charette. Caché à Angers, il obtient de Hoche un passeport pour la Suisse puis, souhaitant défendre pacifiquement les princes, retourne en France à la fin de 1796. Contraint de fuir à Londres après la découverte de l’activité de l’Agence royaliste, il y prépare un coup d’État monarchiste. Le comte d’Artois le nomme en juin 1797 commandant du Bas-Poitou et du pays de Retz. En octobre 1799, il marche sur Montaigu à la tête de 3 000 hommes mais est blessé.

Soucieux de pacification, il signe le traité de Montfaucon mais souhaitant soulever à nouveau la Vendée, il est arrêté à Paris en décembre 1800. Transféré au fort de Joux, il s’en évade avec d’Andigné en août 1802. Il est de nouveau contraint à l’exil et ne peut rentrer qu’en 1806. La Restauration lui confère le cordon de Saint-Louis et le nomme maréchal de camp. Sous les Cent-Jours, il reprend les armes et est mortellement blessé le 20 juin 1815. (Cf. Alain de Suzannet, Notes généalogiques et biographiques sur la famille Suzannet, Lausanne, impr. Centrale, janvier 1943).

Tout petits et très discrets enfoncements aux plats.

Séduisant et précieux document.

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